Par : Anna Beatch, Sydney Thomson, Michael Clark, Josh Morrison, Drew Lafond, Deidre Louw, Kathryn Graham et Signy Franklin
La Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, Lois du Canada (2019), chapitre 24 (loi C-92) est entrée en vigueur il y a trois ans. Cet article présente dans les grandes lignes la loi C-92 et l’écueil constitutionnel auquel elle se heurte, ainsi que les aspects pratiques à prendre en considération pour les communautés autochtones qui envisagent de créer leurs propres lois sur les services à l’enfance et à la famille (SEF).
PARTIE I
Aperçu
La loi C-92 vise à changer la façon dont les SEF sont fournis aux peuples autochtones de deux façons :
(1) en établissant des normes minimales sur la manière dont les SEF, y compris les services de prévention et de protection, doivent être fournis aux enfants autochtones;
(2) en reconnaissant et affirmant que le droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale englobe la compétence en matière de SEF et, plus particulièrement, en reconnaissant et affirmant le droit inhérent des peuples autochtones à établir et appliquer leurs propres lois sur les SEF.
Normes minimales
Selon la loi C-92, tous les fournisseurs de SEF et tribunaux doivent se conformer aux normes minimales en ce qui concerne l’administration des lois sur les SEF. Par exemple, à condition que ces mesures soient compatibles avec l’intérêt de l’enfant :
(1) les SEF doivent être fournis aux enfants autochtones de manière à tenir compte de leur culture;
(2) les services de prévention ont priorité sur les services de protection;
(3) un enfant autochtone ne doit pas être pris en charge uniquement en raison de sa situation socioéconomique;
(4) avant de retirer un enfant autochtone de la garde d’un parent ou d’un autre membre adulte de la famille, le fournisseur de SEF doit prouver qu’il a déployé des efforts raisonnables pour que l’enfant continue de résider avec cette personne.
La loi C-92 prévoit aussi des règles sur le placement des enfants autochtones retirés de la garde de leurs parents ou de leurs fournisseurs de soins.
En plus d’exiger le respect des normes minimales, la Loi doit être interprétée et appliquée selon trois principes :
(1) l’intérêt de l’enfant;
(2) la continuité culturelle;
(3) l’égalité réelle, y compris entre les enfants autochtones et les autres enfants.
Pour déterminer l’intérêt de l’enfant, il doit être tenu compte de tout facteur lié à la situation de ce dernier. La loi C-92 précise les facteurs à prendre en compte pour déterminer l’intérêt de l’enfant autochtone dans le contexte des SEF. En outre, lorsqu’un fournisseur de SEF ou un tribunal examine ces facteurs, une attention particulière doit être accordée à l’importance, pour l’enfant, d’avoir des rapports continus avec sa famille et la communauté autochtone ainsi qu’à la préservation de ses liens avec sa culture. L’intérêt de l’enfant est un aspect primordial dans la prise de décisions relatives aux SEF et doit être la considération fondamentale pour les décisions relatives à sa prise en charge.
Compétence en matière de SEF
Depuis que la loi C-92 a été officialisée, six communautés autochtones ont adopté leurs propres lois sur les SEF en vertu de la Loi, dont trois sont entrées en vigueur en 2021 et trois en 2022 :
- Nations autonomes de Wabaseemoong (Ontario, janvier 2021)
- Première Nation de Cowessess (Saskatchewan, avril 2021)
- Tribu de Louis Bull (Alberta, octobre 2021)
- Première Nation de Peguis (Manitoba, janvier 2022)
- Atikamekw d’Opitciwan (Québec, janvier 2022)
- Société régionale inuvialuite (Territoires du Nord-Ouest, novembre 2022)
Près de 40 communautés autochtones ont avisé le Canada de leur intention d’exercer leurs pouvoirs législatifs relatifs aux SEF en vertu de la loi C-92[1]. Nous prévoyons que d’autres communautés leur emboîteront le pas dans les mois et les années à venir.
Accords de coordination
Lorsqu’une communauté autochtone entend exercer son droit inhérent à l’égard des SEF en vertu de la loi C-92, elle peut aussi demander que le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et territoriaux compétents signent un accord de coordination.
Selon la loi C-92, si une communauté autochtone conclut un accord de coordination avec le Canada et les provinces et territoires visés, ou déploie des efforts raisonnables à cette fin, les mesures législatives relatives aux SEF de cette communauté autochtone ont force de loi à titre de loi fédérale et l’emportent sur les dispositions incompatibles des lois fédérales, provinciales ou territoriales, sous réserve de certaines exceptions. Plus de 20 autres communautés autochtones ont demandé des accords de coordination depuis la promulgation de la loi C-92[2]. À ce jour, cinq en ont conclu :
- Première Nation de Cowessess (Saskatchewan, juillet 2021)
- Nations autonomes de Wabaseemoong (Ontario, mars 2022)
- Première Nation de Peguis (Manitoba, janvier 2023)
- Tribu de Louis Bull (Alberta, février 2023)
- Première Nation Splatsin (Colombie-Britannique, mars 2023)
Écueil constitutionnel
Dernièrement, la province de Québec a contesté la constitutionnalité de la loi C-92. Le 10 février 2022, la Cour d’appel du Québec[3] a statué que la loi C-92 relevait du fédéral et que le droit des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale en ce qui touche les SEF était un droit autochtone protégé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Elle a toutefois jugé inconstitutionnelles la disposition selon laquelle les lois autochtones sur les SEF ont force de loi à titre de loi fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la disposition prévoyant que ces lois l’emportent sur les lois provinciales incompatibles. Cette décision confirme que le droit à l’autonomie gouvernementale englobe la compétence en matière de SEF, ce qui ancre le droit des communautés autochtones à établir leurs propres lois sur les SEF. La Cour d’appel du Québec estime que les lois autochtones sur les SEF ne l’emportent pas automatiquement sur des lois provinciales incompatibles.
C’est maintenant au tour de la Cour suprême du Canada de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi C-92. Nous suivons l’affaire de près et publierons une mise à jour dès qu’une décision aura été rendue. Nous nous faisons un plaisir d’examiner les répercussions possibles de la décision de la Cour suprême sur une communauté autochtone donnée, peu importe où elle en est dans son parcours législatif à l’égard des SEF.
PARTIE II
Quelles sont les répercussions sur les communautés autochtones?
Le gouvernement accorde aux communautés autochtones des fonds de renforcement des capacités pour leur permettre d’évaluer leur capacité à exercer leur compétence sur les SEF et à établir leurs propres lois. Celles qui envisagent d’exercer leur compétence en matière de SEF peuvent ainsi réfléchir aux services qu’elles aimeraient fournir et à la façon de le faire pour soutenir et protéger leurs enfants et leurs familles comme elles l’entendent.
Financement
En février 2022, Services aux Autochtones Canada a annoncé une enveloppe visant à soutenir les communautés autochtones souhaitant évaluer leur capacité à exercer leur compétence et à établir leurs propres lois, systèmes et programmes dans le but de se préparer aux discussions entourant l’accord de coordination. Répartis en trois catégories, les fonds visent à financer : (i) les besoins immédiats; (ii) le renforcement des capacités; (iii) l’accord de coordination. Le financement du renforcement des capacités prend fin lorsqu’une table de coordination est créée.
Financement immédiat pour soutenir les SEF
Parallèlement au financement des étapes préparatoires, des fonds sont alloués pour répondre aux besoins immédiats. Ils reposent sur une entente de principe liée à la plainte selon laquelle le programme canadien de SEF pour les Premières Nations est discriminatoire, déposée devant le Tribunal canadien des droits de la personne.
(a) Financement pour la prévention et les services de représentation des Premières Nations
Les fonds de prévention, soit 2 500 $ par personne vivant dans une réserve, sont répartis entre la Première Nation et l’organisme désigné pour servir la population de cette Première Nation. Un financement de 283 $ par membre vivant dans une réserve est aussi prévu pour les services de représentation des Premières Nations, dont l’objectif est de permettre à une Première Nation de veiller à ce que les droits des enfants et des jeunes des Premières Nations soient respectés dans le système de SEF. Ces fonds peuvent inclure du personnel direct et des programmes connexes ainsi que des conseils juridiques. Ces deux catégories de fonds sont automatiquement versées aux Premières Nations depuis l’été 2022. Bien qu’il n’y ait pas de demande à remplir, les Premières Nations sont tenues de rendre compte de l’utilisation des fonds, conformément aux modalités de financement.
(b) Financement des services post-majorité
Des fonds vont aussi aux services de soutien pour les jeunes (18 à 26 ans) à partir du moment où ils cessent d’être pris en charge. Ils couvrent un vaste éventail de services allant du logement à la santé mentale en passant par le soutien aux études, pour faciliter la transition vers l’indépendance. Les fonds sont octroyés sur la base de demandes de remboursement des coûts réels.
(c) Financement des immobilisations
Le financement d’infrastructures ou d’installations soutenant les programmes de prévention et ceux liés au principe de Jordan a également été ordonné (ordonnance 41) par le Tribunal canadien des droits de la personne[4]. Ce financement pourrait servir par exemple à la construction ou à la rénovation d’immobilisations dans les réserves et, dans certains cas, à l’achat de terrains aux fins de construction, ou encore à l’achat de biens immobiliers en dehors des réserves pour l’exécution de tels programmes.
Financement du renforcement des capacités
Pour accéder au financement du renforcement des capacités, il faut : 1) avoir l’intention d’exercer la compétence au cours des cinq prochaines années et 2) assurer une bonne gestion administrative et financière. Les propositions peuvent être pluriannuelles (jusqu’à concurrence de cinq ans) et le financement est en général attribué annuellement. Le montant annuel maximal dépend de la taille et de l’emplacement de la communauté autochtone, et va de 250 000 $ pour une communauté de moins de 1 500 personnes établie près d’un centre urbain à 650 000 $ pour une communauté de plus de 1 500 membres en région éloignée. Un financement pouvant aller jusqu’à 2 millions de dollars par an est également offert aux groupes autochtones représentant plusieurs communautés, aux grandes organisations visées par un traité ou aux organisations régionales.
Parallèlement à l’élaboration de lois, les fonds de renforcement des capacités peuvent servir à la mobilisation, à la préparation et à l’évaluation des besoins, à la planification stratégique, à la recherche sur les modèles de prestation de services, à la création de programmes et de politiques, aux conseils professionnels, aux évaluations des TI, à la planification des activités ainsi qu’à l’élaboration de modèles financiers et de budgets.
Financement de l’accord de coordination
Lorsqu’une communauté autochtone souhaite entamer des discussions pour conclure un accord de coordination, elle peut se prévaloir d’un financement distinct pour participer aux négociations, lequel cadre généralement avec le délai d’un an prévu par la loi C-92 pour les négociations.
Les fonds de transition, de mise en œuvre et de soutien sont habituellement prévus aux modalités des ententes financières négociées avec les accords de coordination.
Évaluation de la capacité
Les communautés autochtones désireuses d’apporter des changements aux mécanismes de prestations de SEF pour leurs enfants et leurs familles doivent se demander comment opérer la transition le plus efficacement possible. L’autoévaluation constitue un bon point de départ pour cheminer vers l’exercice de la compétence légale.
La participation des membres de la communauté est également indispensable pour comprendre les priorités et les besoins auxquels doivent répondre la loi et les ententes financières. Elle assure aussi l’adhésion de la population au nouveau système avalisé par la loi autochtone. Les communautés doivent par ailleurs envisager la création d’un groupe de travail comprenant des membres du conseil, des aînés, des jeunes et divers fournisseurs de services professionnels pour maintenir la communication et faire avancer le processus.
L’autoévaluation et la participation de la population aideront à cerner les investissements nécessaires pour parvenir à la situation souhaitée. Les renseignements ainsi recueillis aident en outre à dresser les plans et budgets sur lesquels s’appuieront les négociations financières.
Rédaction et mise en œuvre de la loi
Lorsqu’une communauté autochtone décide d’exercer son droit inhérent en matière de SEF en vertu de la loi C-92, elle peut commencer à rédiger sa loi.
Planification budgétaire pour appuyer les ententes financières
Il est indispensable que les communautés et organisations autochtones arrivent préparées à la table de coordination. Elles doivent savoir comment les services seront fournis en vertu de la nouvelle loi, connaître les besoins de dotation en personnel, et avoir déterminé les structures administratives et de gouvernance nécessaires, le processus de résolution des différends, les systèmes de TI et de communication requis ainsi que les ressources à mettre en place pour les enfants et les familles au cœur des programmes. Il est tout aussi essentiel d’avoir établi les coûts d’exploitation, les besoins en capital ainsi que le temps requis pour effectuer la transition et les coûts associés à cette dernière. Les communautés ou organisations autochtones solidement renseignées sur ces facteurs sont en bien meilleure posture pour négocier un budget axé sur les besoins et une entente financière à long terme. Ces plans orientent de surcroît les équipes chargées d’opérer la transition vers le nouveau système. Ils constituent aussi un bon outil pour communiquer le plan et rendre compte des progrès à la direction et à la communauté, et ainsi faire avancer les choses promptement.
Contactez-nous pour en savoir plus
MNP S.E.N.C.R.L., s.r.l. a une équipe conseil chevronnée qui possède de l’expérience en autoévaluation, mobilisation, planification et établissement de feuilles de route technologiques pour les communautés autochtones, et consigne les données dans les documents essentiels (plan d’affaires et budget) pour appuyer les négociations à la table de coordination. Nous serons heureux de vous aider tout au long du processus de renforcement des capacités, qu’il s’agisse de déposer une demande de financement, d’effectuer des évaluations ou de mettre en place une table de coordination. Contactez-nous pour en savoir plus.
MLT Aikins LLP dispose d’une équipe d’avocats qui aident les communautés autochtones à rédiger leurs lois en matière de SEF. Nous nous faisons un plaisir d’épauler les groupes autochtones tout au long des processus de consultation, de rédaction, de promulgation et de mise en œuvre de leurs lois sur les SEF, ainsi que pour la négociation des accords de coordination. Communiquez avec nous pour en savoir plus.
Note : Cet article de nature générale n’est pas exhaustif et ne couvre pas tous les droits ou recours reconnus par la loi. En outre, les lois peuvent changer au fil du temps et ne doivent être interprétées que dans le contexte de circonstances particulières. Aussi le présent contenu ne doit-il pas être considéré comme un conseil ou un avis juridique. Pour des conseils sur une situation précise, consultez un professionnel du droit.
[1] https://www.sac-isc.gc.ca/eng/1608565826510/1608565862367
[2] https://www.sac-isc.gc.ca/eng/1608565826510/1608565862367
[3] Renvoi à la Cour d'appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185.
[4] https://decisions.chrt-tcdp.gc.ca/chrt-tcdp/decisions/en/item/516900/index.do?q=2021+CHRT+41