Table des matières
- Importance de la COP26 pour les questions ESG
- Des normes communes, il faut des normes communes!
- Contexte : ONU, ESG et paramètres flous
- Le rôle du privé
- Entraves au progrès sur les grandes questions environnementales
- Et pour les entreprises?
- Le coût de l’inaction
1er article d’une série de 4
L’Accord de Paris, conclu en 2015, marquait un jalon de la lutte contre les changements climatiques, car il oblige les pays signataires à revoir régulièrement leurs engagements en matière de réduction de la pollution pour contenir l’élévation de la température moyenne de la planète en dessous de par rapport aux niveaux préindustriels. Force est de constater, par contre, que la cible semble franchement inatteignable. Dans son dernier rapport, publié au mois d’août, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) fait valoir « qu’à moins de réductions immédiates, rapides et massives des émissions de gaz à effet de serre, tant par le secteur public que privé, la limitation du réchauffement aux alentours de 1,5 °C, ou même à 2 °C, sera hors de portée. » Il poursuit en soutenant que l’inaction mènera tout droit au désastre, tant économique qu’environnemental.
L’urgence du message a mis encore plus de pression sur les participants à la 26e Conférence des Parties des Nations Unies sur les changements climatiques (COP26), qui s’est tenue à Glasgow en novembre 2021. Les organisateurs ont articulé l’événement autour de l’axe charbon-automobile-financement-forêt, c’est-à-dire qu’on demandait aux quelque 120 chefs d’État et dizaines de milliers de délégués de trouver des moyens de réduire le recours au charbon, d’éliminer graduellement les moteurs à combustion interne, de mobiliser des billions de dollars pour endiguer les effets des changements climatiques, et d’aider les pays en développement à passer aux énergies propres, à mettre fin à la déforestation et à régénérer leurs forêts. Il a aussi été question de l’élimination des émissions de méthane.
La COP26 ne s’adressait pas qu’aux environnementalistes, aux décideurs et aux médias. En effet, on y exhortait également le secteur financier à atteindre la carboneutralité d’ici 2050. La conférence intéressait aussi grandement le monde des affaires et le secteur des services financiers, surtout les acteurs qui embrassent de plus en plus largement les principes ESG, qui visent à faire de la performance sur les plans environnemental, social et de gouvernance le tremplin des résultats d’affaires.
Ces entreprises et investisseurs espéraient des orientations claires, qui se faisaient déjà attendre, sur les mesures à prendre pour adapter leurs stratégies aux impératifs de la lutte contre les changements climatiques, sur l’approche à privilégier pour intégrer les principes ESG et sur les ajustements à opérer, le cas échéant. On espérait notamment des précisions sur ce qu’on considère comme « vert » ou « durable », comment on évalue ces aspects et comment on entend les normaliser, de façon à placer les autorités, les entreprises et les intervenants sur un relatif pied d’égalité.
À certains égards, la COP26 devait permettre de distinguer clairement les pays qui agissent de ceux qui ne le font pas. C’est tout le contraire qui s’est passé, ce qui a fait épaissir le flou, s’installer la confusion et cristalliser l’inaction du secteur privé. Par exemple, une proposition visant l’élimination du charbon s’est vu diluer en « réduction » en raison de la résistance de pays qui dépendent de cette source d’énergie (Inde, Chine).
Il n’en reste pas moins qu’on a aussi fait de grands progrès sur certaines questions, notamment sur l’établissement d’un système mondial de tarification du carbone. En ce qui a trait précisément aux facteurs ESG, l’International Financial Reporting Standards (IFRS) Foundation a annoncé au cours de la conférence que le comité des normes internationales d’information sur la durabilité établira des normes de présentation de l’information relative aux facteurs ESG dans 37 pays, dont le Canada, les États-Unis et la Chine.
Bien évidemment, on ne pouvait pas s’attendre à ce que près de 200 pays arrivent facilement à s’entendre sur les moyens à prendre pour prévenir un réchauffement planétaire catastrophique, dont les effets se font déjà sentir par des phénomènes météorologiques extrêmes de plus en plus nombreux. Cela dit, même s’il n’est pas faux de dire qu’elle n’a pas accouché des accords et principes qu’on espérait, la COP26 a néanmoins su braquer les projecteurs sur ces questions, qui ne sont désormais plus l’apanage d’une poignée de bureaucrates passifs et de militants.
Comme le disait António Guterres, secrétaire général de l’ONU, dans sa vidéo de fermeture : « Le chemin du progrès est parfois sinueux. Il faut composer avec des détours et des fossés, mais nous pouvons y arriver. C’est le combat d’une vie, et nous devons le gagner. Il faut persévérer, ne pas céder, avancer, encore et toujours. »
Que l’ONU participe si étroitement à l’établissement des lignes directrices ESG n’est pas surprenant, étant donné qu’elle est à l’origine du terme. En effet, l’acronyme « ESG » voit le jour dans une étude intitulée Who cares wins , publiée par le Pacte mondial des Nations Unies en collaboration avec la Société financière internationale (IFC) et le gouvernement de la Suisse. Citons le rapport de l’étude : « Les institutions qui appuient cette étude sont convaincues que dans un environnement commercial mondialisé, interrelié et concurrentiel, la gestion des aspects environnementaux, sociaux et de gouvernance est l’un des piliers de la réussite. En effet, les entreprises qui gèrent ces facteurs efficacement sont plus à même d’accroître la valeur pour les actionnaires, par exemple en gérant adéquatement les risques, en se préparant aux décisions des organismes de réglementation ou en ouvrant de nouveaux marchés tout en contribuant au développement durable des milieux où elles exercent leurs activités. D’ailleurs, la gestion de ces facteurs peut avoir des répercussions importantes sur la réputation et la marque, des éléments de plus en plus importants de la valeur d’une entreprise. »
Depuis, le mouvement ne fait que gagner de l’ampleur. Au milieu des années 2000, des chercheurs de l’Université de New York ont analysé plus de 1 000 études portant sur les paramètres ESG et ont constaté que 58 % faisaient état d’une corrélation positive entre la gestion des facteurs ESG et les résultats financiers. Une troisième étude démontrait une corrélation positive entre les facteurs ESG et le rendement de fonds, de portefeuilles et d’indices. Dans un autre rapport, l’Initiative financière du Programme des Nations unies pour l’environnement démontre la pertinence des facteurs ESG dans l’évaluation financière. Ces deux études forment le socle des Principes pour l’investissement responsable (PRI), lancés en 2006 à la Bourse de New York et de l’Initiative des bourses pour un investissement durable (SSE), qui a vu le jour l’année suivante.
Depuis, on intègre les facteurs ESG de mille et une façons, et ils s’imposent de plus en plus largement, ce qui n’est pas toujours évident pour les organismes de réglementation, les entreprises et les investisseurs. Par exemple, une étude de Morningstar révèle que 77 % d’environ 500 fonds de placement et fonds négociés en bourse aux États-Unis qui se disent « à vocation durable » détiennent des titres du secteur des combustibles fossiles. Selon les calculs du Rainforest Action Network, le financement accordé par les 60 plus grandes banques du monde à ce secteur entre 2016 et 2020 s’élevait à 3 800 milliards de dollars américains.
Toujours est-il que bon nombre des grandes banques du monde, notamment les six grandes banques canadiennes, se sont jointes à l’Alliance bancaire NetZero, partie intégrante de l’alliance financière pour des émissions nettes zéro (Glasgow Financial Alliance for Net Zero, ou « Alliance financière de Glasgow »). Présidée par l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, l’Alliance s’engage à ce que les banques alignent leurs portefeuilles de prêt et d’investissements sur l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050, appuyé par des cibles intermédiaires de réduction d’ici 2030 au plus tard. Les six grandes banques canadiennes s’étaient chacune déjà engagées à atteindre la carboneutralité d’ici 2050, ajoutant même des composantes ESG au régime de rémunération de leurs dirigeants, ce qui les place dans un tout petit groupe de sociétés ayant tracé un lien entre la rémunération des dirigeants et les facteurs ESG.
Malgré l’apparent jeu de forces en opposition, de telles alliances dans le secteur privé sont capitales pour l’application des principes ESG. Sont aussi cruciaux des paramètres et des normes clairs, autant pour les entreprises que pour les investisseurs; sans cela, les entreprises et les décideurs peineront à connaître précisément les coûts liés à la transition vers une économie plus verte. Donc, pour brosser clairement l’état de la situation de leur entreprise à l’égard des aspects ESG et faire connaître leurs objectifs pour la suite, les dirigeants doivent agir délibérément, être précis et être au fait des gestes posés.
À cet égard, la COP26 a vu plusieurs bonds en avant. Dans le secteur, l’arrivée des IFRS sur la présentation de l’information en matière de durabilité devrait apporter plus de clarté; reste à voir dans quelle mesure ces recommandations seront adoptées. Dans un cadre plus général, toujours dans le secteur privé, on a relevé d’autres signes d’activité dans la lutte contre les changements climatiques. Notons, par exemple, l’annonce que plus de 450 sociétés financières, notamment de grands gestionnaires d’actifs et de grandes banques, font désormais partie de l’Alliance financière de Glasgow. L’Alliance a vu le jour en avril 2021 pour unir le système financier en vue d’accélérer la transition vers une économie zéro émission nette. Ensemble, ces sociétés cumulent un actif total de 130 000 milliards de dollars américains, soit près du double de l’actif à la naissance de l’Alliance (70 000 milliards de dollars américains).
En ce qui a trait aux pourparlers proprement dits, par contre, force a été de constater la difficulté d’atteindre les ambitieux objectifs qu’on se fixe, même pour les aspirations les plus terre à terre. Pensons aux efforts pour s’entendre sur une définition commune des termes « vert » et « durable »; bien que cela fût l’un des objectifs de la COP26, les parties ne sont pas parvenues à s’entendre. L’Union européenne a déjà établi des normes, qui pourraient servir à définir un cadre mondial, mais d’autres pays refusent de s’embarquer.
C’est notamment le cas du Canada. Le Groupe d’experts sur la finance durable, qu’Ottawa avait mis sur pied en 2018, recommandait déjà que le Canada établisse ses propres définitions au cas où celles établies sur la scène mondiale nuisent aux économies axées sur les ressources, comme au Canada. Citons le rapport du Groupe d’experts, Mobiliser la finance pour une croissance durable : « Idéalement, le Canada adopterait une taxonomie unique et uniformisée au niveau international qui ne contiendrait pas uniquement des définitions d’instruments "verts", mais qui mettrait aussi en correspondance des activités économiques et des catégories d’actifs rattachés à la transition et à la résilience. Il devrait ensuite, seul ou avec d’autres pays disposant de ressources équivalentes, en étendre la portée à des activités de transition sectorielle qui sont essentielles au niveau national mais qui ne sont pas prises en compte selon les critères actuels. »
En ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre, les délégués ont eu plus de succès, quoiqu’il reste encore bien du chemin à faire . Pendant la conférence, 100 pays contenant 85 % du couvert forestier mondial, dont le Canada, ont convenu d’investir 19 milliards de dollars américains sur les neuf prochaines années pour freiner et renverser la déforestation. De plus, les pays développés participants se sont engagés à doubler leur part du financement cible de 100 milliards de dollars américains par année pour aider les pays en développement à se lancer dans la lutte aux changements climatiques d’ici 2025. (Notons toutefois qu’il reste toujours à définir un système pour payer pour les dommages causés par les changements climatiques.)
Autre victoire : on a convenu des règles qui doivent s’appliquer pour un marché mondial du carbone, ce qui comprend un système centralisé ouvert aux secteurs public et privé ainsi qu’un système bilatéral où les pays peuvent s’échanger des crédits pour atteindre leurs objectifs climatiques.
Le résultat le plus important de la COP26 est sans doute qu’on a réitéré l’importance de réduire les émissions de gaz à effet de serre. En effet, malgré la diminution de l’activité industrielle, on constate qu’elles sont toujours en hausse, tout comme l’intensité et le nombre de catastrophes naturelles attribuables aux changements climatiques. À tout le moins, la COP26 aura permis aux décideurs et aux grandes institutions financières présents de s’entendre sur l’urgence de la situation. Les États et les entreprises n’ont donc plus d’autre choix que de se préparer et de s’adapter en vue de bien gérer les risques non seulement à l’échelle locale, mais aussi à l’échelle mondiale, la conformité aux normes environnementales pouvant s’imposer de plus en plus comme condition d’accès aux marchés mondiaux.
On n’y échappe pas : la transition vers une économie verte doit être bien encadrée. Si on se fie aux accords conclus au cours de la COP26, le secteur privé semble avoir mieux réussi à faire valoir l’importance de la lutte contre les changements climatiques que les États. Il reste néanmoins que les entreprises ne doivent jamais perdre de vue les coûts liés aux politiques de lutte contre les changements climatiques.
Par exemple, bon nombre des plus grands gestionnaires d’actifs mondiaux qui souscrivent aux principes ESG se départissent de leurs actifs liés aux combustibles fossiles, ce qui entraîne une pénurie d’investissements dans les fournisseurs traditionnels d’énergie et donc une hausse des coûts de l’énergie, notamment pour le milliard estimé de personnes privées d’énergie. Selon l’Agence internationale de l’énergie, les combustibles fossiles constitueront toujours au moins 20 % des sources d’énergie dans le monde en 2050; les gouvernements devront donc se concerter pour planifier et opérer la transition vers la carboneutralité et en assumer le coût s’ils veulent éviter des tempêtes politiques et économiques. C’est en recourant aux incitatifs et à la réglementation qu’ils pourront amener le secteur privé à investir, l’Agence internationale de l’énergie estimant qu’il faudra consacrer près de 4 000 milliards de dollars américains d’ici 2030 aux projets et infrastructures d’énergie propre. Depuis 2018, on investit annuellement environ 1 000 milliards de dollars américains.
On observe cependant que la non-adoption de normes ESG est de plus en plus coûteuse, ce qui prendra d’autant plus d’importance pour les entreprises à mesure que les cibles de réduction des émissions se feront plus rigoureuses. Par exemple, des exportateurs pourraient devoir se conformer à des règlements beaucoup plus exigeants que ceux de leur pays. D’ailleurs, le financement s’accompagne de plus en plus de conditions, de nombreuses grandes institutions financières, notamment au Canada, ayant adopté les Principes pour une banque responsable. Parmi les exigences de ce cadre, les institutions financières doivent intégrer les facteurs ESG à leurs analyses d’investissement et à leurs processus décisionnels, et exiger aux entreprises qu’elles financent de fournir de l’information appropriée sur les aspects ESG de leurs activités.
Pour ce faire, il est capital que les gouvernements, les investisseurs et le grand public sachent bien ce qu’on entend par « principes ESG » et comment on peut les appliquer. Cela dit, la partie n’est pas gagnée d’avance. Comme le souligne la Carbon Pricing Leadership Coalition, « la définition de carboneutralité (zéro émission nette) varie d’un intervenant à l’autre, ce qui rend difficiles la comparaison des cibles et la détermination des actions à prendre pour atteindre les objectifs de lutte contre les changements climatiques. Dans la définition même, on observe des écarts sur divers plans : sources et activités productrices d’émissions, échéanciers, moyens à prendre par les entreprises pour atteindre leurs cibles. »
Rappelons d’ailleurs que l’adhésion aux principes ESG ne se limite pas qu’aux aspects environnementaux, même si c’est eux qui ont monopolisé l’attention cette fois-ci. En effet, beaucoup considèrent encore les questions sociales et de gouvernance, notamment le travail des enfants, comme des problèmes insolubles. Pourtant, la simple idée d’un plancher d’imposition des sociétés, sur lequel le G20 s’est entendu au mois d’octobre 2021, aurait été inconcevable il n’y a que quelques années.
Certes, la COP26 n’a pas donné lieu à d’aussi importantes percées, mais des progrès ont tout de même été réalisés, et ça ne s’arrêtera pas là. Même si le flou entourant les définitions et paramètres applicables aux facteurs ESG persiste, la COP26 a permis de démontrer une fois de plus que la lutte aux changements climatiques est bel et bien au programme des gouvernements et des entreprises autour du monde. Bref, les entreprises et les investisseurs qui espéraient bientôt voir évacuer les questions ESG devront s’attendre à être amèrement déçus.
Ne manquez pas la suite de cette série sur les questions environnementales, sociales et de gouvernance : nous traiterons plus en détail des répercussions sur les IFRS, des observations par secteurs et des oubliés (« S » et « G ») du cadre ESG.